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Il y a 190 ans la première révolte des canuts

Il existe au moins trois lectures de la révolte des canuts de 1831, souvent confondue avec celle de 1834. La plus classique y voit le prototype des grands mouvements sociaux qui, au XIXe siècle, ont accompagné l’industrialisation. La seconde hésite entre l’analyse marxiste de la lutte des classes et la valorisation des travailleurs se prenant en mains. Quant à la troisième, elle inscrit cette tentative d’insurrection dans l’histoire lyonnaise des confrontations récurrentes entre le peuple et le pouvoir. On se doute que la réalité s’avère multiple, mais qu’elle reste très marquée par les contingences locales.

Obtenir un tarif

Le mot même de canut exprime un fort enracinement. On dispute encore de son étymologie : référence à la canette, autrement dit au dévidoir naviguant sur le métier ? mélange de « cannes » et de « nues », les canuts étant censés manquer de moyens pour les décorer ? rapprochement avec le cannage des sièges, reposant également sur une chaîne et une trame ? déformation de l’italien « canuto » [chenu] ? En tout cas, le mot apparaît en 1805 dans la Description raisonnée du métier à la petite tire, de Pierre-Fleury La Selve, professeur au Conservatoire des arts. Il s’agit surtout d’un type social bien précis du monde lyonnais : le véritable fabricant de soies.

Le problème vient de ce que les canuts ont en face d’eux les commerçants qui achètent leurs productions en leur imposant un prix variable, alors qu’ils demandent un « tarif », c’est-à-dire une rémunération fixe. Ces donneurs d’ordre, se dénommant « marchands-fabricants », voire carrément « fabricants », sont en fait des marchands faisant fabriquer. Le travail est donc accompli par les 8 000 chefs d’atelier, payés aux pièces tout en étant les propriétaires et les utilisateurs des métiers, avec leurs 30 000 compagnons. L’opposition vient de loin puisque, dès 1576, il y avait eu un conflit à ce sujet ; certains se souviennent d’ailleurs que, en août 1786, le lieutenant Bonaparte et un bataillon étaient venus pour calmer la « révolte des deux sous » ; cette « émotion populaire » s’inscrivait dans la lignée de ce qui s’était passé en 1436, 1529 — la « Grande Rebeyne » —, 1539 — le « Grand Tric » —, 1668, 1675, 1693, 1699, 1714, 1717, 1744, 1768 et 1770.

L’objectif des canuts aura toujours été d’obtenir le droit de devenir maîtres-ouvriers-marchands, afin de vendre eux-mêmes leur production. Aussi, depuis plusieurs dizaines d’années, ils s’efforcent de s’organiser afin de mieux défendre leurs intérêts face aux « fabricants ». Mais ils restent soumis à la loi Le Chapelier du 14 juin 1791, qui a décrété, dès son article premier, « l’anéantissement de toutes espèces de corporations des citoyens du même état ou profession » et l’interdiction « de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit ».

« Vivre en travaillant »

Or, au printemps de cette année 1831, des rassemblements revendicatifs se produisent face à des « fabricants » de plus en plus intraitables. De son côté, le général-comte François Roguet (1770-1846), un ancien des campagnes napoléoniennes jusqu’à Waterloo qui commande la 7e division militaire, préconise la mise au point d’un tarif minimum en accord avec les prud’hommes et la mairie — on lui reprochera aussi d’avoir fait sortir les troupes de la ville. Le 12 octobre, en l’absence du maire Victor Prunelle (1777-1853), son adjoint Jean-François Terme (1791-1847) réunit des représentants des canuts et des soyeux, mais aucun accord n’est trouvé.

Six jours plus tard, le 18, le préfet Louis Bouvier-Dumolard (1780-1855), en poste seulement depuis mai, s’inquiète à son tour, car 8 000 canuts élisent des commissaires qui n’hésitent pas à lui déclarer : « Le moment est venu où, cédant à l’impérieuse nécessité, la classe ouvrière doit et veut chercher un terme à sa misère ». À la suite d’une nouvelle réunion, un tarif minimum est élaboré pour entrer en vigueur le 1er novembre, tandis que le préfet fait afficher une proclamation encourageante : « Si […] quelques ouvriers honnêtes ont encore des griefs à faire redresser, les voies légitimes leur sont ouvertes et ils sont assurés d’y trouver une bienveillante justice ». Malheureusement, la plupart des « fabricants », prétextant la concurrence internationale et les contraintes du marché, refusent le tarif et en appellent au gouvernement. Celui-ci désavoue le préfet car, en recevant les délégués ouvriers, il a enfreint la loi Le Chapelier.

Fort en colère, les canuts se mettent en grève [le tric] et, le 19 novembre, au cœur de la Croix-Rousse — indépendante de la municipalité de Lyon —, ils font face à la garde nationale, échangeant même quelques coups de feu. Le 20, ils descendent pour occuper le centre de l’agglomération après quelques combats avec les forces de l’ordre. Leur devise « Vivre en travaillant ou mourir en combattant » s’inscrit sur le drapeau noir repris de celui de certains émeutiers de juillet 1830 à Paris. À la Croix-Rousse, notamment en haut de la Grand’Côte, ils se rendent maîtres de la situation et construisent quelques barricades. Ils se heurtent à un détachement militaire au bas de ladite Grand’Côte, des coups de feu éclatent et des hommes tombent. Aux fenêtres les femmes crient : « Aux armes, aux armes ! les autorités veulent assassiner nos frères ! » Certains hurlent : « Du pain ou du plomb ! » S’élèvent alors des barricades sur toute la Presqu’île, tandis que des bateaux sont renversés sur les quais pour monter des barrages.

Construction du fort Saint-Jean

C’est là qu’apparaît l’un des faux dauphins prétendant à l’identité de Louis XVII, le pseudo-baron de Richemont (1786-1853), qui soutient complètement les insurgés car il est établi dans la région. On parle aussi d’un faux Aiglon qui aurait déclaré au général Roguet : « Je suis le fils de Napoléon le Grand ; faites-moi proclamer empereur ». Les combats provoquent une centaine de morts, dont les obsèques sont célébrées par le curé de la Croix-Rousse, Claude Nicod (1787-1853), qui soutiendra les révoltés de 1834. On ne décèle d’ailleurs rien d’anti-religieux chez les insurgés : Pauline Jaricot (1799-1862), la fondatrice de la Propagation de la Foi, note que, « dans le quartier de la cathédrale, on vit des insurgés, l’arme au bras et la tête découverte, accompagner le prêtre qui portait le saint viatique aux malades ».

Sans grande difficulté, les canuts se retrouvent maîtres de la deuxième ville de France mais ne savent pas quoi faire de leur victoire. Finalement, le roi Louis-Philippe (1830-1848) et son président du Conseil Casimir Perier (1772-1832) — le fils de l’industriel dauphinois Claude Perier (1742-1801) qui favorisa le début de la Révolution à Vizille en 1788 —, envoient 20 000 soldats. Ceux-ci sont commandés par le maréchal [PB2] Jean de Dieu Soult (1769-1851) et le duc Ferdinand-Philippe d’Orléans (1810-1842), le fils aîné du souverain, qui attendent que les révoltés se lassent. Le 5 décembre, les troupes entrent dans la ville tranquillement et toutes les autorités félicitent l’héritier du trône, « excepté M. L’archevêque, qui s’est contenté de dire qu’il n’avait que des prières à faire », écrit Soult dans une note au roi — le maréchal retrouvait une occasion d’exprimer un anticléricalisme qu’il avait officiellement abandonné sous Charles X (1824-1830). La garde nationale, qui s’était ralliée aux insurgés, est désarmée et dissoute, le tarif minimum abrogé et le préfet révoqué. Une dizaine de canuts seulement sont traduits en justice ; ils seront acquittés en juin 1832. Prudent, le gouvernement fait construire le fort Saint-Jean pour séparer la Croix-Rousse de Lyon. De son côté, Casimir Perier croit pouvoir déclarer devant la Chambre des députés : « Il faut que les ouvriers sachent qu’il n’y a de remède pour eux que la patience et la résignation ».

Cette descente d’une armée parisienne — qui se reproduira trois ans plus tard lors de la seconde révolte des canuts — aura rappelé aux Lyonnais les événements de 1793. Là aussi, les forces militaires du pouvoir national étaient intervenues pour briser la tentative d’autonomie « fédéraliste » qui s’était manifestée depuis la fin mai lorsque la population lyonnaise avait renversé les jacobins locaux. Mais, contrairement à celle de 1834 qui, préparée, se révélera très politique puis abondamment instrumentalisée, ce mouvement insurrectionnel sera resté circonscrit, sans valeur exemplaire ni économique ni sociale.

Jean Étèvenaux

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